
Amandine, pour toi, que signifie innover en Alsace ?
OL : Bonjour Amandine, peux tu te présenter et nous parler de Piki & Co
AP : « Piki & Co a été créée le 10 mars 2025 à Strasbourg, mais le projet existe depuis neuf ans.
Piki & Co est une start-up de l’EdTech issue d’un transfert de technologie en sciences humaines, porté par la SATT Connectus.
Une SATT (Société d’Accélération du Transfert de Technologies) agit comme un pont entre la recherche publique et le secteur privé. Elle a deux missions principales :
- d’abord, identifier et valoriser les innovations issues des laboratoires, soit par des brevets, soit – comme dans notre cas – par la création d’une start-up ;
- ensuite, favoriser les collaborations entre laboratoires et industriels souhaitant mener des projets de R&D.
Connectus a repéré l’innovation qui a donné naissance à Piki & Co et nous a accompagnés dans cette valorisation.
Piki & Co conçoit des jeux hybrides, papier et numérique, destinés aux enfants de 4 à 10 ans. Leur objectif : aider les enfants à développer leurs compétences psychosociales tout en apprenant à communiquer en anglais, de manière ludique et familiale.
Une innovation n’a de sens que si elle répond à un besoin réel. Dans notre cas, nous avons identifié deux besoins majeurs :
- Un besoin de prévention en santé mentale.
Aujourd’hui, près de 30 % des jeunes de 18 à 25 ans souffrent de troubles psychiques. L’OMS et Santé publique France préconisent de développer les compétences psychosociales dès l’enfance : connaissance et maîtrise de soi, gestion des émotions, empathie, entraide, ouverture à l’autre… Ces aptitudes, lorsqu’elles sont solides, réduisent considérablement le risque de souffrance psychique à l’âge adulte.
- Un besoin lié à l’apprentissage des langues.
De nombreuses études en psychologie du développement ont montré que les individus plurilingues possèdent en moyenne de meilleures compétences psychosociales.
Nous avons donc eu l’idée de croiser ces deux axes : en apprenant une langue étrangère – ici l’anglais –, l’enfant découvre d’autres cultures, développe sa curiosité, son ouverture et son empathie. En même temps, il renforce son cerveau : le bilinguisme stimule la création de réseaux neuronaux, favorisant créativité et flexibilité cognitive.
La suite du projet
Sur les douze prochains mois, l’objectif est d’obtenir la Bourse French Tech Émergence pour lancer une nouvelle phase de R&D.
Cette fois, je serai la seule décisionnaire : la société m’appartient et je rends des comptes uniquement à la BPI sur l’usage des fonds.
Je veux impulser une rigueur et une exigence fortes pour aboutir à un prototype représentatif et utilisable — une version suffisamment avancée pour tester le marché, sans être encore un produit complet.
Ce prototype permettra aux utilisateurs de se projeter, de tester l’expérience, et de nous aider à affiner le produit.
Ensuite viendra le développement du MVP, co-construit avec les premiers utilisateurs, avant un lancement commercial visé pour septembre 2027«
OL : En tant qu’actrice de l’innovation en Alsace, comment perçois-tu l’influence de l’identité alsacienne (bilingue, frontalière, industrielle) sur la façon d’innover ici ?
AP : « Je suis tombée amoureuse de l’Alsace en venant y faire mes études, et j’ai eu envie d’y construire et d’y faire grandir mon projet. Il y a une vraie volonté de ma part de contribuer au dynamisme économique régional, de créer de l’emploi et de la valeur localement.
L’écosystème alsacien est particulièrement propice à l’innovation.
Enfin, l’incubateur SEMIA, labellisé Incubateur d’Excellence, offre un accompagnement exigeant et personnalisé, reconnu par les investisseurs comme un gage de sérieux. »
L’Université de Strasbourg se montre ouverte et pragmatique dans ses collaborations avec le monde industriel.
La SATT Connectus joue un rôle moteur dans la valorisation des innovations issues de la recherche publique.
La région Grand Est apporte un soutien concret aux start-up, et même si toutes les demandes de subvention ne sont pas retenues, l’environnement reste stimulant.
OL : Comment la proximité avec l’Allemagne et la Suisse influence-t-elle ta vision de l’innovation en Alsace ? Vois-tu des opportunités uniques grâce à cette position transfrontalière ?
AP : « La proximité avec l’Allemagne et la Suisse est un atout stratégique et culturel.
- D’un point de vue économique, la Suisse francophone représente un marché naturel pour Piki & Co.
- L’Allemagne, quant à elle, excelle en matière d’enseignement des langues : observer leurs pratiques est une source d’inspiration pour améliorer nos propres méthodes.
- Enfin, cette double influence transfrontalière se traduit dans la culture locale par une rigueur, une exigence et un pragmatisme qui favorisent la réussite des projets innovants.
Cette recherche d’efficacité, parfois perçue comme austère ailleurs, constitue à mon sens un levier de créativité : la discipline crée le cadre mental nécessaire pour libérer l’imagination et innover de manière réellement utile. «
OL : Quels sont, selon toi, les atouts spécifiques de l’écosystème alsacien (French Tech, universités, entreprises historiques) pour favoriser l’innovation ?
AP : « « Le secteur de l’EdTech reste difficile. Nous faisons face à plusieurs freins :
- D’abord, une culture française de la gratuité de l’éducation, qui rend difficile la perception de la valeur ajoutée de solutions innovantes payantes.
C’est un principe noble, mais il limite les possibilités de financement et d’investissement, alors que la recherche, le développement technologique et la conception de contenus de qualité ont un coût réel. - Ensuite, des critères européens et régionaux d’attribution des aides, comme les critères S3 du FEDER, peuvent exclure des innovations à fort impact social si elles ne rentrent pas dans les secteurs jugés prioritaires (industrie, bioéconomie, transition énergétique, santé).
Dans mon cas, je n’étais “pas assez santé” pour être éligible, alors même que notre projet relève de la prévention en santé mentale.
Je comprends la logique de ces priorités, mais cela crée une forme de rigidité qui empêche certaines innovations sociales ou éducatives de bénéficier d’un accompagnement adapté. »
OL : Quels sont, selon toi, les principaux freins à l’innovation en Alsace, et comment les surmonter ?
AP : « La bureaucratie rend souvent les choses invisibles et compliquées. Lorsqu’un projet ne rentre pas dans les cases, cela ne signifie pas qu’il est moins innovant ou moins utile, mais simplement que son financement devient plus complexe. Il faut alors redoubler de créativité pour trouver des solutions.
C’est exactement ce qui m’est arrivé : mon innovation relève de la prévention en santé mentale, et non du soin. Or, pour être éligible aux critères du FEDER ou de la stratégie S3, il faut être certifié dispositif médical — c’est-à-dire agir dans le curatif, sur une pathologie déjà déclarée.
Mon projet ne correspond donc pas à ces critères : il ne s’adresse pas à des patients, mais à des enfants et à leurs parents, dans une démarche de prévention précoce.Je constate aussi un manque de communication entre certains acteurs de l’innovation.
SEMIA, Connectus et BPI collaborent bien entre eux, mais Connectus ne communique pas avec la Région.
BPI le fait un peu, mais les réponses restent floues.
SEMIA et la Région devraient échanger davantage : lorsqu’on m’a conseillé de déposer une demande de bourse au porteur, c’était « on tente, mais on ne sait pas »
« C’est frustrant, car mon ambition est double : avoir un impact positif sur la vie des utilisateurs — enfants comme parents —, mais aussi un impact collectif, en contribuant à réduire les coûts liés aux troubles psychiques.
Les dépenses en psychotropes (antidépresseurs, anxiolytiques, antipsychotiques…) se chiffrent en milliards d’euros. Si notre solution est efficace et touche suffisamment de jeunes, elle pourrait réduire ces coûts de manière significative, tout en générant de l’emploi et du PIB.
Je respecte malgré tout les règles. Les critères doivent bien être posés quelque part. Mais cela oblige à « sortir les rames » pour avancer.
OL : Quels sont, selon toi, les principaux atouts à l’innovation en Alsace ?
AP : « Je ne suis pas sans soutien. J’attends actuellement la réponse pour la Bourse French Tech Émergence, à laquelle mon projet est éligible puisqu’il provient d’un laboratoire de recherche.
Ma chargée d’affaires BPI soutient fortement le projet, séduite par la proposition de valeur.
Le Réseau Entreprendre a également manifesté de l’intérêt : la prévention en santé mentale des enfants les a particulièrement touchés.
Les organismes qui ne sont pas contraints par les critères européens se montrent en général plus ouverts et plus réactifs ».
OL : Quel rôle devraient jouer les collectivités locales pour soutenir l’innovation en Alsace, selon ton expérience ?
AP : « À mon sens, les collectivités locales devraient être plus proches des porteurs de projet.
Lorsque j’ai déposé mon dossier de bourse au porteur, tout s’est fait par mail. J’ai envoyé le dossier, attendu quatre mois, puis reçu une réponse négative.
On m’a jugée uniquement sur un formulaire, sans entretien ni soutenance.
Je comprends qu’un dossier serve à cadrer les choses, mais il serait légitime d’avoir un échange oral, surtout quand le projet a déjà reçu une lettre de soutien de SEMIA, un incubateur d’excellence financé par des fonds publics.
À partir du moment où un incubateur soutenu par la région valide un projet, cela devrait suffire à justifier une rencontre plutôt qu’un simple rejet administratif.«
OL : Peux-tu citer une ou deux initiatives alsaciennes qui, selon toi, incarnent particulièrement bien l’innovation locale ?
AP : « Plusieurs entreprises alsaciennes illustrent bien la dynamique régionale :
- Instant Book Technology : impression de livres à la demande, pour réduire les coûts de stock et les gaspillages de papier. Une innovation industrielle à la fois écologique et économique.
- Mélia : fabrication de granulés de bois à partir de déchets verts. Une démarche d’économie circulaire et de création d’emplois locaux.
- Ethiqais : accompagnement des entreprises dans la mise en conformité de leurs systèmes d’IA avec les normes européennes, tout en les rendant autonomes.
Deux de ces structures (Instant Book Technology et Ethiqais) sont portées par des fondatrices, ce qui me touche particulièrement.
OL : Être femme entrepreneure dans l’innovation ?
AP : « L’entrepreneuriat féminin reste minoritaire : dans ma starter class, nous étions deux femmes sur douze participants.
Et sur le terrain, les comportements en rendez-vous le montrent encore : un investisseur sur deux me coupe la parole pour m’expliquer mon propre projet.
Je ne suis pas seule à le vivre — d’autres fondatrices, comme celles d’Instant Book et d’Ethiqais, rencontrent les mêmes attitudes.
Face à un investisseur, un homme entre directement dans la négociation. Une femme, elle, doit d’abord prouver sa compétence et sa légitimité. On perd 20 minutes à se justifier avant de parler business.
Ce n’est pas propre à l’Alsace : c’est partout.
Je me souviens d’un comité d’engagement où, après sept minutes de pitch, j’ai dû élever la voix pour qu’on me laisse finir ma phrase. C’était un moment marquant : j’ai dû réclamer le simple droit d’être écoutée jusqu’au bout.«
OL : Comment attirer et retenir les talents en Alsace pour dynamiser l’innovation, face à la concurrence des grandes métropoles ?
AP : « L’Alsace n’est pas la plus grande métropole de France, mais elle attire des talents en quête d’équilibre. Beaucoup veulent quitter les grandes villes, sans pour autant renoncer à leurs ambitions.
Ce sont souvent des profils solides, rigoureux, qui savent ce qu’ils veulent — et ce qu’ils ne veulent pas.
Cette culture de l’excellence, héritée de l’influence germanique, me convient parfaitement. Je préfère travailler avec des personnes investies et constantes plutôt qu’avec des profils dispersés.
J’ai toujours ressenti ici un fort attachement au travail bien fait, à l’efficacité et à la qualité. C’est vrai dans mes expériences passées comme aujourd’hui.«
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